Enseigner en Bolivie, pays encore très fortement emprunt de croyances et de religiosité catholique, en particulier dans les centres urbains, m’a très tôt amené à interroger le concept de représentation. J’ai cherché à comprendre les liens qui s’instaurent entre croyances et représentations, ce qui nécessite d’analyser la notion d’image en philosophie, d’étudier l’histoire des différentes formes de représentations et de s’intéresser à leur place au sein des croyances et des religions. Il a donc fallu que j’approfondisse ma réflexion à propos de la façon dont les représentations, croyances et religions influent sur notre perception de ce que est vrai. Cela m’a permis d’en tirer ou renforcer quelques idées à propos de la façon dont, à mon sens, nous devons envisager l’éducation ainsi que nous positionner en tant que sujets concepteurs d’images de tous types.
Horizontaliser l’éducation
Ce qui, de mon expérience d’enseignant, m’a particulièrement frappé de premier abord – et n’a cessé de le faire jusqu’à présent – est la grande difficulté des étudiants boliviens à s’exprimer. Non pas qu’ils ne parviennent pas à d’intéressantes productions, car j’ai bien au contraire rencontré de nombreux talents créatifs et artistiques confirmés, mais beaucoup apparaissent trop enclins à suivre simplement ce qui leur est présenté sans y consacrer une réflexion suffisante pour faire émerger des points de vue alternatifs aux concepts qu’ils ont généralement en tête. En outre, une écrasante majorité semble éprouver une grande difficulté à prendre la parole en présence d’une personne qui représente selon eux l’autorité. Un constat qu’ont d’ailleurs également formulé d’autres professionnels étrangers (venus du Mexique, du Chili et d’Argentine) qui sont intervenus dans les mêmes établissements que moi. Beaucoup d’étudiants abordent inconsciemment leur cursus comme une séquence de respect très emprunte d’obéissance à une prétendue autorité. Je ne compte plus les séances ou ateliers pendant lesquels, comme si le pouvoir d’un inquisiteur se tenait prêt à accuser d’hérésie quiconque oserait émettre une idée qui risquerait d’être impie, la principale menace qui planait était que le dialogue que je souhaitais dynamiser se réduise à un monologue entrecoupé de très longs silences. Mes interventions en tant qu’enseignant du supérieur en Bolivie parmi des populations plutôt supposées comme les plus éduquées a ainsi été au départ une suite d’étonnements face à la constante absence de questions des étudiants. Un problème que je mettrais donc en premier lieu sur le compte d’un système éducatif qui repose encore aujourd’hui principalement sur des interactions soumises à l’autorité.
“Indiscipline. Curiosité. Créativité. Prenez des risques !” C’est en exhibant ces mots sur un bloc note que j’ai débuté pour la première fois l’atelier de projets de design (matière colonne vertébrale du cursus de design) à l’Université Mayor Real y Pontificia de San Francisco Xavier de Chuquisaca à Sucre en 2017. Notez que les universités latino-américaines fondées par les espagnols à partir du XVIe siècle sont presque toujours rattachées d’une manière ou d’une autre au pouvoir religieux catholique qui à l’époque représentait encore le phare suprême des civilisations européennes, avant une formidable perte d’éclat achevée à la suite de la présentation de la généalogie de la morale par Nietzsche. J’étais en réalité bien conscient, en effet, de cette difficulté d’expression bien avant de me trouver dans le rôle de designer et photographe intervenant dans un établissement d’enseignement supérieur. Déjà auparavant je sentais que quelque chose, dans l’éducation en générale et en particulier bolivienne, verrouillait naturellement la réflexion. Cela rendait alors pour moi d’autant plus intéressant l’expérience qui m’attendait. Mais je n’en n’avais seulement pas imaginé l’envergure. Beaucoup ont peut-être une image rebelle de l’Amérique latine, sans cesse secouée de révolutions, agitée d’exubérantes personnalités et animée d’une créativité débridée. Je ne dirais pas qu’elle soit entièrement erronée, mais le moins que l’on puisse dire est que la réalité, au moins en ce qui concerne la Bolivie, montre sur ce point de claires contradictions. Désormais sur le terrain, j’observe bien trop souvent les mêmes schémas de pensée, presque infiniment répétés comme la fluide régurgitation d’un savoir vertical figé et plus ou moins doucement imposé par le maître d’école, les parents ou peut-être même le père de paroisse – pour ainsi dire presque tombé du ciel et écartant subrepticement la libre pensée. Un savoir alourdi de conservatisme dans un système à la trop forte pesanteur pour qu’une variété de points de vue puisse émerger dans une simple discussion. Il en résulte des idées réductrices, symptôme caractéristique de notre temps que nous pouvons observer dans de nombreuses régions du monde, mais qui s’avère ici encore plus visible : le manichéisme guette et l’une des deux seules possibilités souvent envisagées – celle qui correspond à la vision commune aux populations boliviennes considérées comme les plus éduquées – s’impose de façon presque hégémonique. Les logiques inconsciemment autoritaires que j’ai pu déceler jusque dans l’éducation supérieure de ce pays sud-américain ajoutent des barreaux à la prison de la pensée binaire.
En 2017, ma préoccupation au contact des étudiants dès mes premières séances a été de parvenir, pour les moins réservés d’entre eux, à leur faire comprendre ce qui les rend créatifs afin qu’ils puissent décupler encore cette faculté, et pour tous les autres de leur permettre de comprendre ce qui pourrait entraver leur expression afin qu’ils puissent la libérer. Chargé d’une autre matière dédiée à la créativité, je m’amuse encore à deviner non sans succès les idées qu’ils doivent présenter à l’issue d’exercices créatifs, avant même qu’ils ne le fassent. Juste avant d’exposer une analyse mettant en lumière comment et pourquoi les images ou représentations s’imposent trop facilement à nous. Celle-ci vaut pour toutes les cultures et prend tout son sens dans le contexte auquel j’ai été confronté jusque là. J’accompagne cette présentation d’une discussion sur la forme d’une éducation pensée verticalement et qui, si elle correspond en fait au système éducatif dominant dans pratiquement l’ensemble des pays du monde, en Bolivie manque particulièrement de flexibilité. Les étudiants du supérieur s’y réduisent encore souvent à des élèves suivant la parole de ceux qu’ils considèrent sans doute encore trop comme des maîtres-à-penser, émérites détenteurs de la raison pure (que Kant a si bien critiqué) et du bien censés s’appliquer de façon trop automatique. Lorsque l’on parle d’apprendre des métiers créatifs, la problématique que cela génère est énorme et j’ai pu constater à quel point la difficulté de son traitement conduit parfois à des aberrations, jusque dans les soutenances des diplômes. Ceux de mes collègues qui en sont conscients éprouvent régulièrement, de leur propre aveu, une grande peine à bousculer ce schéma. Pourtant l’apprentissage ne doit pas reposer sur l’ingurgitation de savoirs mais se baser sur l’examen des savoirs, et même sur la création de nouveaux savoirs – un point en rapport direct avec la recherche, pratiquement inexistante en Bolivie du fait qu’il n’existe pas de poste de chercheur au sein des Universités. Le savoir doit se constituer et s’instituer de façon horizontale, en lien avec une recherche permise par une discussion habilitée par la levée de ce qui freine les questionnements. Mon expérience m’a permis de comprendre en quoi il est nécessaire d’atténuer un rapport trop religieux à l’éducation qui conduit au schéma de l’obéissance face à l’autorité, caractéristique d’une analyse limitée au couple “bien contre mal”. Si nous voulons réussir à transmettre à chacun la capacité de formuler librement des représentations, il faut dans un premier temps faire évoluer nos représentations des systèmes éducatifs.
Horizontaliser l’éducation, tâche nécessaire à l’expression d’idées et à la naissance de nouvelles représentations porteuses de cohésion et de justice pour la société, c’est donc avant tout atténuer les contraintes qui empêchent la remise en question des idées et emprisonnent dans la pensée manichéenne transmise par une autorité incontestable à laquelle nous obéissons sans sourciller. C’est rompre avec des racines philosophiques métaphysiques absolutistes et une forme de logique religieuse qui sacralise ces idées. C’est par conséquent aussi inciter au dialogue et à la construction de représentations complexes de la réalité par opposition aux représentations binaires. C’est un enjeu majeur pour la société et peut-être la première nécessité pour les étudiants – d’autant plus pour des étudiants en design puisque la tâche des designers est d’utiliser toute leur créativité afin de proposer de nouvelles images de notre société.
Déconstruire et reconstruire
L’image est la nature de nos créations. De plus, qu’elle reste uniquement mentale (intériorisée par la pensée) ou bien qu’elle soit extériorisée physiquement par le biais de la technique, elle n’est que le résultat de la perception de phénomènes de la réalité, comme nous le montre Kant. Toute chose qu’un sujet exprime vient d’images intériorisées et n’est qu’image extériorisée. Ce cycle constant d’intériorisation et extériorisation est à la base de la communication. Par ce processus, chacune de nos représentations est le fruit de ces perceptions des phénomènes du réel qui ne correspondent pas à la réalité elle-même. Cette idée philosophique expose ainsi le statut périssable de nos représentations, ce qui signifie qu’il n’y a pas d’hérésie à tenter de les défaire. Quant à l’expression, c’est un facteur clé de la créativité qui permet de tirer le meilleur parti de ce cycle. Dès lors, et aussi compte tenu du fait que développer sa créativité n’est pas seulement réussir à donner forme à un concept mais aussi en imaginer plusieurs – et novateurs si possible – il s’agit de déconstruire des édifices intellectuels figés et de proposer la libre création de nouvelles constructions. En effet, la créativité n’est pas non plus une attitude passive mais vise à renforcer le processus conceptuel, mental, qui permet l’émergence de nouvelles représentations à partir d’autres représentations. Le degré de créativité observé au cours du cycle mentionné fluctue et peut augmenter si l’on prend soin de travailler la matière première.
C’est ainsi que je me suis positionné comme acteur de la déconstruction dans une Faculté universitaire d’architecture (en Bolivie bien souvent les formations de design sont proposées au sein des facultés d’architecture des Universités). Je suppose que cette posture ne doit en rien surprendre la plupart des professionnels architectes ou designers qui enseignent ailleurs, mais elle n’a rien de si habituel dans un tel contexte. Je me suis donc assigné la tâche de déconstruire les interactions éducatives habituelles pour en proposer d’autres plus à même de libérer l’expression, et en définitive de faciliter la création d’idées nouvelles. Dans les grandes salles aux tables bien alignées, que je passais dès les premiers jours mon temps à réorganiser au début de chaque séance afin de configurer des ateliers, travaux de groupes, tables rondes ou diverses activités, il m’a fallu travailler autant sur la forme que sur le fond pour y parvenir. Certains collègues, au départ, se sont heurtés de retrouver les tables non pas disposées bien en rangs mais par exemple en bloc(s), en L, en V ou bien en carré lorsqu’ils prenaient possession des lieux juste après moi pour d’autres ateliers de design ou d’architecture. Finalement amusés et commençant à comprendre que j’intervenais d’une façon “non-conventionnelle” par rapport au rigide cadre classique qui étendait son ombre jusque dans cette Faculté des métiers créatifs, ils se mirent à sourire en nous croisant par la suite, mes étudiants et moi, alors que nous étions assis autour des mêmes tables non pas en classe mais dans les couloirs. Bousculer physiquement l’espace de l’apprentissage s’est fait en relation étroite avec la méthode et les contenus que j’ai élaborés.
Déconstruire les schémas de pensée convenus, c’est en fait disséquer les représentations afin de comprendre leur pouvoir mais aussi leurs limites. D’un point de vue historique et anthropologique, à partir du moment où les hommes se sont attelés à mettre en forme leurs représentations, nous pouvons observer un glissement vers ce qui les forge solidement comme une lame à double tranchant. D’un côté, ces représentations – ce que nous imaginons – nous permettent de communiquer afin de construire. Par le geste, le son, le langage, l’illustration ou encore l’écriture, nous donnons forme physique à ce que nous imaginons et à la fois en transmettons l’idée. L’objectif supposé de ce processus la fois technique et culturel est de nous aider à mieux vivre ensemble, ce qui signifie partager des interactions sociales, ou plus précisément faire société. L’ensemble de ces interactions sociales qui nous permettent de faire société est réalisé grâce aux représentations. D’une manière générale, les images ou représentations sont donc des constructions dont le but est social. D’un autre côté, elles peuvent nous entraver lorsqu’elles s’opposent au point de provoquer le conflit. L’atteinte de son but social n’est en effet en rien garanti par la représentation elle-même. Ceci est du au caractère dit pharmacologique de la technique, qu’entre autres le philosophe Bernard Stiegler décrit : le remède peut aussi tuer. L’histoire nous montre à quel point nous sommes soumis en permanence à ce double tranchant et notre condition consiste à tenter d’éviter au maximum les aspects dits négatifs de ce que nous créons tout en optimisant les aspects dits positifs.
Cependant, notre analyse de ces représentations que nous forgeons ne peut pas se réduire à la seule bipolarité (positif / négatif) qui nait de la pensée métaphysique (bien / mal). C’est cette ambivalence même qui est au coeur du processus de leur création qui rend impossible leur description d’un point de vue purement métaphysique trop manichéen, puisqu’il s’agit plutôt d’un mélange de ces aspects antagonistes et non pas d’une séparation. Cette analyse nous incite à nous tourner plutôt vers une forme de pensée complexe, à laquelle appelle le philosophe et sociologue Edgar Morin. Ceci implique que nous acceptions de reconnaître que le bien absolu et le mal absolu, sur lesquels se fondent les religions en introduisant des dogmes moraux – c’est-à-dire des représentations censées être irréfutables et indiscutables dont leurs tenants n’autorisent pas la tentative de remise en question – ne peuvent pas se constituer en tant que représentation. Une représentation ne pouvant pas être le bien absolu, tenter de la remettre en question n’est pas s’attaquer au bien et nous pouvons donc nous l’autoriser.
Déconstruire une représentation, c’est donc une première étape qui ne peut en aucun cas être prohibée et qui permet, éventuellement, d’obtenir une nouvelle construction. Par ailleurs, il ne s’agit pas de réduire l’édifice original en poussière, à la manière des iconoclastes religieux qui imposèrent à plusieurs reprises au cours de l’histoire la destruction des représentations religieuses en réaction à ce qu’ils ont nommé l’iconolâtrie (la vénération d’images du divin plutôt que du divin lui-même), mais d’en défaire l’assemblage. Car les briques ainsi précieusement conservées, il est possible de les examiner sous un autre angle, d’en rechercher de nouvelles compréhensions, d’en déceler de nouveaux usages potentiels et ainsi d’obtenir une construction différente. La déconstruction est une phase du processus de conception qui correspond à une action iconoclaste certes antagoniste mais respectueuse de la représentation d’origine. Elle peut chambouler les fondements d’une représentation tout en offrant de nouvelles bases nécessaires pour créer un nouvel édifice. Quant à la phase de construction, elle n’est pas nécessairement une simple reconfiguration, car elle peut accepter en plus de nouveaux éléments absents de la construction précédente. En fait, l’histoire des sciences montre bien que la découverte réalisée à l’issue d’un questionnement à cette fin ou parfois par sérendipité (en recherchant quelque chose d’autre), fournit un ajout de matière qui prend place ensuite dans l’édification du savoir nouveau, basé toujours en partie sur du savoir ancien.
Pour conclure
A la lumière de cette réflexion, nous pouvons dire que le pouvoir des représentations les plus solides c’est de nous rendre croyants. Leur apparente indestructibilité nous fait oublier qu’elles ne correspondent pas à la réalité et qu’elles ne sont qu’images, qu’elles ne sont que constructions basées sur la perception de phénomènes du réel et qu’elles ne peuvent donc être confondues avec la vérité. L’horizontalisation de l’éducation et de la pensée, qui passe par la prise de conscience du décalage qui existe entre vérité et représentations, ouvre plus largement la porte à l’expression et augmente le degré de créativité du processus de création de nouvelles représentations censées nous aider à faire société. Les processus créatifs qui facilitent la sortie des schémas de pensées manichéens nous permettent de prendre du recul par rapport aux systèmes de croyances que nous avons établis. C’est grâce à cette distanciation que nous pouvons atténuer l’inflexible autorité souvent présente dans la pensée religieuse, fondée sur une philosophie métaphysique qui risque de nous faire basculer peu à peu dans une vision rigide, intolérante aux questionnements et même parfois clivante. Nous devons désacraliser nos représentations afin de les faire évoluer, de les développer, de les complexifier.