Hypatie, victime symbolique des dogmes

L’histoire d’Hypatie, figure intellectuelle d’Alexandrie au début du Ve siècle, nous permet de nous interroger sur les dérives qui peuvent résulter de philosophies absolutistes construites sur le dogme.

Hypatie (entre 355 et 370 – 415) était une philosophe, astronome et mathématicienne néoplatonicienne grecque d’Alexandrie. Ella a enseigné à l’école néoplatonicienne de la cité égyptienne qui, après avoir été fondée par Alexandre le Grand en 331 av. J.-C. et l’intégration de l’Egypte aux territoires romains en tant que province en 30 av. J.-C., était à l’époque partie de l’Empire romain d’Orient. Figure déjà reconnue de son temps dans un lieu qui, caractérisé par son statut de carrefour culturel (entre peuples égyptiens, grecs, romains et du moyen-orient), elle fut victime d’un assassinat sauvage commis par un groupe de chrétiens menés par un guide spirituel appelé Pierre, dans le contexte d’une lutte qui opposa de nouvelles autorités, l’une religieuse (Cyrille d’Alexandrie) et l’autre civile (Orestre). Son histoire peut être analysée comme un exemple des dérives qui peuvent résulter de l’intransigeance à laquelle débouche parfois l’absolutisme religieux.

Néoplatonisme, gnosticisme et christianisme

Le néoplatonisme est un courant philosophique qui naît en 40 après J.-C. à Alexandrie, avec la pensée de Philon d’Alexandrie. Il tente de concilier différentes conceptions du monde : des philosophies grecques antérieures et des idées moyen-orientales. Il cherche ainsi à unifier des visions liées à la mythologie grecque (conceptions païennes ou polythéistes), au pythagorisme, au platonisme et aux oracles chaldaïques (courants issus du Moyen Orient). Il n’adopte pas le point de vue relativiste, qui fut réfuté par Platon, mais prétend aboutir à une pensée qui explique ces différentes conceptions et apporte une vision unificatrice que tous pourraient accepter.

Le gnosticisme est quand à lui un mouvement qui inclue de multiples doctrines, mais qui généralement considère l’existence d’un Dieu inférieur imparfait, créateur de l’univers physique comme un artisan (le démiurge), et un autre supérieur qui offre la connaissance à l’être humain. L’idée de démiurge introduit une différence avec d’autres visions au sein desquelles il n’existe qu’une seule entité, un tout, un créateur du monde physique qui est à la fois entité suprême. Parmi les pensées gnostiques, le gnosticisme chrétien s’oppose au néoplatonisme qui ne rejète pas catégoriquement toutes les idées des païens du fait de ses aspirations unificatrices. Mais il se confronte aux Pères de l’Eglise, contributeurs et défenseurs des fondements de la doctrine chrétienne canonique, qui ne reconnaissent pas le démiurge gnostique.

Photo : Saqara, Egypte – Rawan Yasser (Unsplash)

Les Pères de l’Eglise, reconnus et désignés comme tels à partir du XVIe siècle, correspondent à des ecclésiastiques qui depuis les premiers temps du christianisme contribuèrent à fortifier ceux des aspects doctrinaux qui finirent par s’imposer. Ils peuvent être considérés comme les figures qui établirent les dogmes chrétiens les plus anciens et emblématiques. Leur vision correspond à un christianisme trinitaire (basé sur la Sainte Trinité) et qui, au contraire du gnosticisme, reconnaît Dieu comme entité suprême unique et complète.

Le pouvoir de Cyrille d’Alexandrie, Père de l’Eglise

Théophile d’Alexandrie, Patriarche d’Alexandrie (alors la plus haute fonction religieuse catholique en Egypte) de 384 à 412 après J.-C., s’oppose au néoplatonisme mais ne pose d’obstacle ni à Hypatie ni à l’école néoplatonicienne d’Alexandrie où elle enseigne. Bien qu’il lance la répression de courants qu’il considère inacceptables, il ne les attaque pas car l’un des disciples d’Hypatie, Sinésios de Cyrène, fait partie de ses amis ou relations et est proche du christianisme. De fait, plus tard en 412, Théophile nommera Sinésios évêque de Ptolemaïs, capitale de Cirénaïque (une région qui aujourd’hui fait partie de la Lybie), bien qu’il se laisse convaincre de lui accorder l’autorisation de conserver des idées platoniciennes en parallèle. De plus, nombreux sont ceux qui, après avoir étudié à l’école néoplatonicienne d’Alexandrie, accèdent à des fonctions politiques mais aussi religieuses, dont certaines au sein de l’Eglise catholique. Théophile persécute les païens avec des méthodes violentes, en participant parfois même directement en personne aux actions répressives qui provoquent de premiers conflits entre les différentes communautés qui vivent ensemble à Alexandrie.

En 412, Théophile meurt. Une lutte de pouvoir débute alors pour désigner le nouveau Patriarche. Son neveu Cyrille s’oppose au chrétien novatien Thimotée et parvient à devenir le nouveau Patriarche d’Alexandrie. Suivant la ligne dure de son oncle, il s’affaire à éradiquer le paganisme. Il interdit également le judaïsme et les idées chrétiennes alternatives (comme l’arianisme, doctrine non trinitaire, ou le novatianisme de son principal ex-concurrent Thimothée), qu’il considère comme des hérésies. Il fait notamment fermer les églises novatiennes et confisquer ses biens. Il faut aussi fermer les synagogues, lieux de culte des juifs. Ainsi, l’intransigeante période initiée auparavant par Théophile se poursuit avec ce nouveau Patriarche.

Des siècles plus tard, en 1882, Cyrille alors reconnu comme saint par les catholiques et les orthodoxes sera nommé Père et Docteur de l’Eglise par le Pape Leon XIII.

L’opposition d’Orestre, Préfet alexandrin

Orestre, récemment converti au christianisme mais modéré et tolérant, est nommé nouveau Préfet romain d’Alexandrie peu après l’accès de Cyrille au Patriarcat d’Alexandrie. Il se confronte à lui, car la figure religieuse ambitionne de s’arroger des pouvoirs qui ne correspondent pas au Patriarche mais font partie des attributions du Préfet et du Conseil d’Alexandrie, mais également car il est déconcerté par ses actions qui génèrent une grande violence dans la ville. L’agitation est telle que le nouvel Empereur romain d’Occident, Théodose II (arrivé au pouvoir quelques années auparavant, en 408), intervient pour tenter de stabiliser la situation après avoir reçu un sévère rapport d’Orestre à propos de la conduite de Cyrille.

L’agitation est telle que le nouvel Empereur romain d’Occident, Théodose II, intervient pour tenter de stabiliser la situation.

Cependant, le conflit se poursuit. Dans ce contexte, les parabolanes, membres d’une fratrie chrétienne proche des pauvres mais fanatisés et également gardes du Patriarche à cette époque, après avoir participé aux actions de prohibition et répression dirigées par Cyrille, tentent sans succès d’assassiner Orestre. Des chrétiens possédant une influence politique dans la ville d’Alexandrie s’interposent à leur tour afin de forcer des négociations. Pendant ce processus, Hypatie, qui bénéficie d’une autorité morale reconnue dans la ville pour sa science et sa philosophie, fournit un soutien politique à Orestre en lui apportant des conseils. Le Préfet s’en réfère à elle car elle entretient de bonnes relations autant avec les chrétiens qu’avec les non-chrétiens, parce qu’elle n’est pas non plus intervenue dans le conflit jusqu’à présent, et enfin peut-être parce que sa philosophie néoplatonicienne lui confère un point de vue conciliateur ou du moins plus propice à l’apaisement des tensions. Le néoplatonisme réfute certes des idées chrétiennes, comme par exemple le gnosticisme chrétien, mais grâce à des débats intellectuels, non pas par des actions prohibitives et violentes. De plus, le gnosticisme est lui aussi attaqué par Cyrille, du fait de sa rude défense d’une ligne doctrinale qui lui permit ensuite d’être reconnu comme l’un des Pères de l’Eglise (cf. détails mentionnés plus haut à ce propos). Avec l’objectif de fragiliser Orestre, Cyrille et ses alliés tentent alors de décrédibiliser Hypatie en l’accusant de pratiques sataniques.

Photo : Bieszczady, Pologne – Marek Piwnicki (Unsplash)
L’assassinat d’Hypatie, protagoniste intellectuelle médiatrice

En 415, les parabolanes assassinent Hypatie. Socrate le Scolastique, historien grec de l’Eglise chrétienne, décrit les faits de manière suivante dans son « Histoire ecclésiastique » (environ en 440) : « Au cours de la fête chrétienne du Carême en mars 415, les parabolanes, sous les ordres du Lecteur nommé Pierre, ont attaqué Hypatie alors qu’elle rentrait chez elle. Ils l’ont traînée au sol jusqu’à une église voisine connue sous le nom de Caesareum, où ils l’ont déshabillée de force, puis l’ont tuée avec des ostraka [morceaux de poterie ou coquilles d’huîtres]. Ils ont ensuite découpé son corps en morceaux puis ont traîné ses membres mutilés à travers la ville jusqu’à un endroit appelé Cinarion, où ils ont mis le feu à ses restes. »

Généralement, les parabolanes avaient le soutien des pauvres du fait qu’ils leur apportaient de l’aide. Ils ont ainsi contribué à diffuser un peu plus les idées chrétiennes parmi ces populations. Mais cet événement tragique imprime une commotion à l’ensemble de l’Empire romain. L’assassinat d’une femme philosophe seule par des hommes armés est perçue comme un acte grave. De plus, celui-ci est décrit comme un événement déstabilisant, car les philosophes jusqu’alors avaient toujours été préservés des conflits violents qui survenaient parfois dans les cités romaines. Le « Lecteur Pierre » mentionné par Socrate le Scolastique a participé à la hausse du ton au sein du groupe. Selon différents points de vue des historiens, tous ont agit sous l’influence ou peut-être même les ordres directs de Cyrille. Après le scandale, Théodose II réagit en limitant le contrôle des parabolanes par Cyrille et en les soumettant au commandement du Préfet, mais le Patriarche réussit à contourner la loi. Au début des années 420, après la disparition d’Orestre, Cyrille parvient à ses fins d’étendre ses prérogatives en accédant à la tête du Conseil d’Alexandrie.

CONCLUSION

Hypatie était guidée par une philosophie qui, bien qu’elle défendait des idées clairement définies et non relativistes, correspondaient à une volonté d’union. On peut penser qu’elle était une personnalité tolérante et conciliatrice, peut-être du fait de ses idées néoplatoniciennes qui prétendaient poursuivre une unification à partir des différents courants sans être pour autant relativiste (le relativisme, proposé par Protagoras, fut réfuté par Platon). Elle fut la victime d’un conflit politico-religieux et de dérives absolutistes particulièrement dogmatiques et intransigeantes. On ne sait pas exactement quelles étaient ses affinités spirituelles, mais selon les analyses historiques que nous pouvons réaliser, il est possible qu’elle n’eut pas de religion ou bien qu’elle conservât des idées compatibles avec les paganismes.

D’un côté, les religions monothéistes incluent différentes sensibilités plus ou moins ouvertes, et d’un autre côté leur philosophie est absolutiste et dogmatique. Un dogme est considéré irréfutable et indiscutable. De ce fait, ses défenseurs n’acceptent pas qu’on le soumette à une quelconque forme de questionnement. L’absolutisme dogmatique peut ainsi conduire à des faits extrêmes comme celui exposé ici. On peut se demander alors si un absolutisme non dogmatique est réellement possible ou serait cohérent, tandis qu’il semble qu’il conduise aux visions dogmatiques intransigeantes ? Mais aussi de quelles voies alternatives à l’absolutisme disposons-nous, si celui-ci génère nécessairement des dogmes ? Certains voient en Hypatie un symbole de la tolérance, de l’union et de la connaissance face aux idées de l’absolutisme dogmatique imposées par la force.

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